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Les sept Hathor, uniquement. Lorsque j’ai découvert les trois autres
côtés, j’étais émerveillée, je n’en croyais pas mes yeux ! Je ne
savais naturellement pas par quelle face on devait commencer à
déchiffrer le message. D’un côté, je pouvais voir deux génies de
l’inondation accroupis qui posaient leurs mains sur un poisson.
Au-dessus était un bouton, qui avait été cassé et qui, compte tenu
du collier floral en relief tout autour, devait certainement avoir
épousé la forme d’une tête de vache, l’animal d’Hathor. Ensuite
venait le second petit côté avec les sept déesses, l’image que je
connaissais. Les sept Hathor se dirigeaient toutes en file indienne
vers une silhouette qui tenait un sceptre et un sistre et qui ne
pouvait être que la grande Hathor. Sur une des longues faces
latérales, on découvrait des animaux, en une attitude paisible,
avançant de gauche à droite dans un paysage désertique. Ils se
déplaçaient dans la même direction, comme sur les bas-reliefs
égyptiens et, puisque sur la face suivante on voyait la déesse
Hathor, on pouvait en conclure qu’ils marchaient à sa rencontre.
Venait ensuite le second grand côté, orné d’une série de scènes
extraordinaires un vol d’oiseaux au-dessus d’un filet; d’autres
volatiles pris au filet par un homme sur une barque; un nocher à ses
côtés muni d’une perche grâce à laquelle il faisait avancer
l’embarcation; plus étonnant encore, un petit veau sur la barque et,
sortant de l’eau, une tête d’hippopotame, la gueule largement
ouverte. Toutes ces scènes étaient gravées en «relief
en creux», en miniature sur les flancs d’un
godet d’environ huit centimètres de long! A partir de
ces éléments apparemment disparates, j’ai donc tenté de découvrir le
fil caché qui permettrait de relier ces scènes entre elles. J’ai
d’abord réfléchi sur le simple fait qu’il s’ agissait de la
reproduction d’un bassin. Le passage dans les Textes des Pyramides
où il est dit que le soleil, immédiatement avant son lever, se
baigne dans le Lac de Turquoise, date de l’Ancien Empire, aux
commencements, «aux temps du Dieu».
Par ailleurs, on peut admirer la frise de lotus qui borde, à
l’intérieur, les quatre scènes du Lac de Turquoise. Dans la
symbolique égyptienne, il ne faut pas confondre un lotus avec un lis
ou un papyrus. Le papyrus et le lis croissent dans les eaux
primordiales tandis que le lotus est au-dessus du niveau des eaux:
c’est du cœur d’une fleur de nénuphar que le soleil se lève.
Dès que j’ai abordé la mythologie égyptienne, je me suis en effet
souvenue que le lotus occupe une place essentielle dans les
religions orientales, mais avec une signification différente.
L’histoire de l’Égypte ne nous permet pas de supposer un emprunt. En
outre, cette influence est celle du Proche-Orient et on ne la
retrouve que dans l’art décoratif à partir des premiers contacts de
l’Égypte avec ces contrées. Pour en revenir à notre
godet, tout me portait à croire que la frise de lotus entourait un
bassin où le défunt attendait de renaître. Le soleil jaillit du cœur
du lotus comme le mort émerge du Lac de Turquoise orné de nénuphars.
J’avais donc déjà cadré mon objet, mais comment comprendre le choix
de ces scènes figurées en creux? Placées à l’extérieur de la frise
végétale, elles devaient servir à préparer la régénération du
défunt. Il devait s’agir de mythes relatifs à l’apparition dans le
monde de l’éternité. Dès ce moment, j’ai eu la
certitude que le bouton qui avait disparu devait être à l’effigie de
la déesse Hathor: s’il s’agit de renaissance, on pense à elle qui
veille à ce que le mort se reconstitue en elle, dans la grande
matrice universelle. C’est de ce «bassin» que va
ressortir le soleil. Au point de départ du périple, il devait y
avoir une image d’Hathor. Puis je me suis penchée sur la symbolique
du poisson dans la religion égyptienne (au cours de ces recherches,
j’ai retrouvé l’origine de la symbolique du poisson Ichthus).
Cette étude m’a pris plusieurs mois. Il a fallu plonger dans les
textes, analyser d’autres scènes de pêche pour en cerner, petit à
petit, la dimension mystique. A cette époque, la symbolique du
poisson n’avait jamais été sérieusement étudiée. Le Lac de Turquoise
m’en fournissait une occasion inespérée. J’ai fait l’hypothèse que,
pour l’Égyptien, quand un homme meurt, il se retrouve dans les eaux
primordiales, il retourne dans le liquide amniotique de la mère. Il
va y séjourner pour se préparer à renaître, comme un petit poisson.
On le voit partout sur les peintures murales, ce poisson typique du
Nil, appelé Tilapia nilotica ou boulti. Il
est l’image du mort promis à la renaissance qui séjourne dans les
profondeurs du fleuve, protégé par les génies du Nil. Chaque année,
l’inondation ramène tous ces petits poissons à la surface. Je
voudrais revenir plus tard sur ces importantes questions.
Nous nous trouvions donc symboliquement au début du processus de
transformation. Prenons l’une des grandes faces de l’objet. Voici
des animaux dans le désert, marchant de gauche à droite. Seconde
observation : ce sont des animaux sauvages, une autruche, un lion
qui bondit, un taureau, un cerf, un ibex... Les textes religieux et
magiques nous rappellent pourtant que les Égyptiens redoutaient le
désert. Ces animaux donnent bien le sentiment d’aller
tous dans la même direction, comme si on les avait contraints à ne
pas se retourner, comme si on dirigeait leur marche. Si vous
constatez que le mort vient lui aussi du côté gauche, vous comprenez
alors qu’il va traverser ce désert qui est un lieu d’épreuves. Il va
éviter les animaux. Dans ces régions, les démons sont figurés par
les animaux du désert. C’est ainsi que j’ai commencé à étudier le
bestiaire égyptien. Les quatre faces évoquent
les points cardinaux. Le défunt va traverser quatre épreuves au
cours desquelles il doit chaque fois se transformer. Il s’engage
dans ce périple chthonien, jusqu’au moment où il sera prêt à
renaître sous la forme d’un soleil. Au cours des épreuves, les sept
bonnes fées seront appelées à prédire, comme dans les contes
populaires, la naissance prochaine d’un enfant. Elles sont figurées
en file indienne, comme dans un défilé. A qui s’adressent-elles? A
une déesse ? Je ne sais pas. Probablement à la Mère, à celle qui,
sous les traits de la déesse Hathor, va mettre au monde le
nouveau-né. C’est donc sur la quatrième face que le
défunt va enfin renaître. Or, que voyons-nous? Un nocher, qui
conduit une barque sur laquelle se tient un petit veau. Eh bien,
dans tous les textes religieux, savants ou populaires, il est dit
que le soleil apparaît sous la forme d’un petit veau à la bouche de
lait, et ce peut veau est le fils de la vache Hathor. Il n’a pas
réellement tété le lait de sa mère puisqu’il n’est pas encore né. On
voit parfois un jeune pharaon en train de s’alimenter au pis de la
déesse qui peut avoir la forme d’une vache ou même parfois d’une
femme: cela signifie qu’il est toujours dans le ventre de la déesse.
Cette source nourricière n’est rien d’autre que le placenta: sur ces
représentations le roi est donc figuré au cours de ses métamorphoses
jubilaires ou funéraires. L’enfant n’est pas encore réapparu, mais
en train de se transformer. En revanche, dans la scène
qui nous occupe, le veau vient de naître, il est sur sa barque. En
Égypte, le bateau évoque toujours le mouvement: quand le soleil
apparaît au-dessus des stèles funéraires, il se déplace dans une
embarcation traversant le ciel. Pourtant, jusqu’au dernier moment,
notre petit veau est menacé. Par quoi? Une fièvre puerpérale peut se
déclarer pour la mère; le veau peut être tourné dans le mauvais sens
et la naissance serait alors compromise. Aussi, à l’arrière de la
barque, voyez-vous un homme occupé à lancer son filet pour attraper
les oiseaux de mauvais augure.
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Lorsqu’il se dresse sur ses deux pattes arrière, c’est l’hippopotame
femelle: une entité bénéfique, peut-être l’image de l’enveloppe qui
contient le fœtus. En revanche, l’hippopotame mâle sur ses quatre
pattes est la plupart du temps un animal dangereux qui doit rester
au fond des eaux. Il ouvre grand la gueule. Il essaie d’empêcher la
barque d’avancer. Heureusement, grâce au nocher, il
n’y a rien à craindre. Bientôt, le mort va sortir du bassin bordé, à
l’intérieur, des lotus de la renaissance. On devait sans doute faire
des libations rituelles avec cet objet précieux. Ont-ils
le choix ? Je veux dire que la démonstration donnée par l’artisan
égyptien est d’une logique impeccable. C’était la
première fois que l’on retrouvait, rassemblés sur une seule pièce,
des éléments que nous ne connaissions que dispersés sur une quantité
importante d’objets ou de représentations funéraires.
Bien entendu. Je l’ai installé avec de petites glaces placées de
chaque côté afin qu’on puisse l’admirer sous toutes ses facettes.
Tous les objets funéraires n’ont pas cette finesse et ne sont pas
aussi chargés symboliquement. Ce bassin aurait pu appartenir à la
reine Tiyi. La matière dans laquelle il a été taillé, le schiste,
laisse penser qu’il provient peut-être de Malgatta, la résidence
d’Aménophis III sur la rive gauche du Nil, face à Louqsor.
Les Égyptiens considéraient que les images enfermées avec le défunt
devaient s’animer par magie après les obsèques. Un modeste godet
pouvait prendre aussitôt la forme d’un lac, un lac de turquoise en
l’occurrence. Aucun objet ne demeurait symboliquement dans l’état où
il avait été déposé dans la tombe. L’adversaire
pourra prendre la forme d’un animal démoniaque errant dans le
désert, ou bien celle d’un pion de jeu de l’oie. Je répète que tout
cela est d’une logique parfaite. Quand Malraux a vu la reine
Nofrétari dans sa tombe jouant au jeu de sénèt ,
il m’a demandé «Mais que fait-elle? — Vous voyez bien, ai-je
répondu, elle joue. — Mais elle n’a pas d’adversaire», a-t-il
remarqué. En effet, l’artiste n’avait pas voulu représenter
l’adversaire de la reine au jeu de sénèt; elle
lutte contre un génie invisible. Les «démons» représentent les
obstacles sur le chemin de la renaissance. Ils peuvent aussi être
figurés par des animaux fantastiques qui incarnent tout ce qu’il y a
d’agressif dans l’homme. Chez nous, quand nous voulons
évoquer les difficultés que nous avons rencontrées, nous parlons des
pierres sur notre chemin. Les Égyptiens pouvaient sans doute dire
qu’ils avaient rencontré une autruche ou un ibex. C’est un langage
symbolique extrêmement précis, mais il n’avait jamais été compris
dans ce sens. Cet exquis petit godet m’a donné la clef de tous ces
rites funéraires civils — on dit «civils», par
opposition aux rites royaux qui ont leur propre langage symbolique.
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